Est-ce qu'on va partir aujourd'hui ? Il est midi, et il y a une grève des contrôleurs aériens. Avant de partir, je maudis une dernière fois la bien-pensance, et certains ministres pour tout ce qu'ils ont fait de mal. Oui, on va partir aujourd'hui. On part avec deux heures de retard. Il est 14h00, mais, pour me préparer psychologiquement, ma montre est à 5h00. L'avion décolle, vire une fois vers la gauche, et ne s'écartera plus beaucoup de son grand cercle. Nous survolons la Grande-Bretagne, au moment où ses habitants prennent une décision cruciale. Nous passons près de Londres, puis, quelques minutes plus tard, nous survolons Glasgow, où, quelques jours plus tard, il y aura un accident dans une fête foraine. A posteriori, j'ai l'impression d'avoir porté la poisse aux territoires que j'ai survolés ce jour-là.
Après un long moment sans terre, j'aperçois l'Islande ! Cette belle île où je suis allé en 2014, aujourd'hui, je n'en vois que des sommets blancs qui dépassent des nuages. Je suis content de ne pas m'y arrêter cette fois, le tunnel est bien assez long comme ça. Mais quand j'y pense, quand on rajoute une longueur finie à une longueur infinie, ça fait une longueur infinie... non ?
Sur l'écran, je ne vois plus l'Islande, ça y est, c'est l'endroit le plus éloigné de chez moi où j'ai jamais été ! Pour la première fois, je sors de l'Europe, même si une partie de l'Islande est sur la plaque américaine. Après ça, il sera difficile de faire beaucoup plus loin...
Sur le Groenland, gros blanc, c'est le cas de le dire. Des nuages à perte de vue, comme si le Nord devait irrémédiablement rester blanc, malgré le nom de cette île. Si seulement c'était vrai... un peu plus loin, encore l'océan, puis la Terre de Baffin. C'est vraiment très loin de chez moi, et il est peu probable que j'y mette les pieds un jour. En me renseignant, j'apprends que cette île, presque aussi grande que la France, possède dix mille habitants. Je me demande qui sont ces gens, ce qu'ils font, comment ils vivent... j'y reviendrai.
Je ne distingue que peu de choses de ces terres, mais, malgré notre altitude de plus de quarante mille pieds, il me semble quand même bien apercevoir des blocs de glace à la dérive. Mon dieu, j'espère que ça a toujours été comme ça à cet endroit-là. Du vert, donc des plantes, me dis-je, mais pas d'autre trace de vie. Pas d'ours polaire en vue, et évidemment pas de trace de l'homme. Encore un peu plus loin, après d'autres étendues bleues, puis blanches, puis vertes, ou vice-versa, du jaune, on dirait un énorme camp militaire, ou une carrière, ou une usine, mais finalement, peu de traces de constructions. Je me demande ce que les Canadiens font de tout cet espace vide, si on peut y aller, à quoi sert cette route en bas...
Le temps redevient mauvais. Pas pour nous, on reste invariablement autour de moins quarante-trois degrés, mais en bas. Des nuages à perte de vue, même si on aperçoit quelques éclaircies (vu d'en haut, c'est plutôt nous l'éclaircie !), et au bout d'un certain temps, on amorce notre descente. Ça y est, on arrive. Ces dix heures ou presque ont été longues, mais sont passées vite. Ma montre est maintenant à 14h00 plus quelques minutes. On a dû faire à peu près huit mille kilomètres. Aujourd'hui, la notion que je possède des dimensions de ma planète a fait un sacré bond en avant. L'Europe, péninsule qui n'occupe qu'une petite partie du globe, et tout d'un coup, neuf fuseaux horaires, huit milles kilomètres, cent vingt degrés de longitude, et le deuxième plus grand pays du monde traversé dans sa diagonale. Je ne verrai plus jamais les choses de la même façon.
Même si les nuages, ainsi que l'avion lui-même, m'empêchent de voir tout ce que je voudrais, on aperçoit des constructions, des sapins, des bras de mer, des îles, des oiseaux, et ça change des étendues à l'air désert que nous avons traversées. On vire encore une fois à gauche (si, si, souvenez-vous), et après avoir survolé un dernier bras de mer (l'écran disait : altitude : deux cents mètres, mais j'avais vraiment l'impression d'être juste au-dessus), on rejoint la piste. Ce bras de mer-là, on n'en voyait pas l'autre bout, mais on ne me la fait pas, à moi, je sais qu'il y a une île, là-bas, avec des villes et des montagnes dessus ! Après avoir roulé quelques mètres sur le tarmac de l'aéroport, on s'arrête, et une passerelle vient nous chercher. Ce n'était pas le cas au départ, nous nous sommes débrouillés avec un vieux bus et nos pieds, mais ici, c'est différent. Avant, j'ai eu le temps d'apercevoir un avion coréen. Donc, l'Asie, c'est juste de l'autre côté, là. Si j'y étais allé avant, je serais parti vers l'Est, mais ici, c'est à l'Ouest. Un coup d'avion et on y est. Et encore un autre coup d'avion, et retour en Europe. Non pas que j'aie découvert tout cela ce jour, mais le fait de le voir, c'est différent.
Il faut passer la douane et récupérer ses bagages. Pour beaucoup de gens, ça peut paraître pénible, mais ça fait partie du voyage. Il est 15h30. Ma montre indique cet horaire-là, les écrans de l'aéroport aussi. Pas mon horloge biologique. Je n'ai pas encore envie de dormir, mais je ressens la fatigue des longues soirées, j'ai déjà pris trois repas aujourd'hui, le dernier un peu plus léger. Je ne somnole pas, mais d'habitude, je n'ai pas de problème pour tenir debout à une heure du matin. Il n'est pas encore 16h00. Et je ne vous ai pas dit la meilleure : il fait jour, plein jour ! C'est incroyable ! Il est 16h00 et il fait jour ! Et il a fait jour depuis ce matin, le jour ne vient pas de se lever sur l'aéroport. La première possibilité, c'est que ma montre et mon horloge biologique se soient mises d'accord et m'aient fait une blague. Ma montre a accéléré la cadence, mon horloge biologique aussi, et, de ce fait, je ne suis pas calé sur la vraie heure. Je n'ai aucun contrôle sur le reste : je ne sais pas qui a mis les écrans de l'aéroport à l'heure, mais j'ai gardé ma montre au bras depuis ce matin, et même les gens que je hais le plus n'ont pas de prise sur mon horloge biologique. Deuxième possibilité : on m'avait dit la vérité, il existe bel et bien un décalage horaire ! Le Soleil se lève et se couche plus tôt à l'Est, plus tard à l'Ouest, et ainsi, tout est décalé. Ce décalage fait le tour du monde, et il existe ainsi une ligne de changement de date. Les survivants de l'équipage de Magellan ont cru avoir perdu un jour et n'ont jamais compris ce qui leur était arrivé. Aujourd'hui, beaucoup de gens sont au courant ! Ici, tout est donc décalé de neuf heures par rapport à chez moi. On m'avait prévenu, je m'étais préparé, j'avais tout calculé en fonction de ça, et pourtant, ça fait un choc de le découvrir. En partant, j'avais reculé ma montre de neuf heures, maintenant, il est 16h00 et il fait jour.
En bon (ou en mauvais) scientifique, ma manie de ne croire que ce que je vois de mes propres yeux et de vouloir tout vérifier a été jusqu'à me mettre dans le besoin de devoir constater par moi-même l'existence d'un décalage horaire lors d'un voyage de cent vingt degrés de longitude. Une fois de plus, j'ai pris conscience des dimensions de ma planète. L'Islande, ce n'était que deux fuseaux horaires, et vingt degrés de latitude. En été, les jours y sont très longs, mais j'étais déjà habitué à voir les jours raccourcir, puis se rallonger, en fonction des saisons. En Islande, ce n'était que la même chose, plus marquée. Quant aux deux fuseaux horaires, je n'en ai jamais vu la couleur, on ne ressentait rien. Tout juste avais-je un peu souffert du vol retour de nuit, qui n'avait duré que trois heures trente, mais mes rêves (et la réalité de l'époque) et la perspective de mon lit avaient été bénéfiques.
Cette fois, c'est neuf heures de moins dans la figure, que je le veuille ou non. C'est délirant ! Et il va falloir tenir jusqu'à une certaine heure, pour espérer être à peu près calé. Je m'engouffre donc dans le métro... ou pas. Le métro est aérien, pas trop rempli, et pas étouffant pour un sou. Et puis, il a l'air rapide, efficace, propre... je ne l'ai pas repris depuis. Un agent m'aide à acheter mon billet (ne rêvez pas, on n'est pas à Paris). Quelques kilomètres à faire avec ma valise... ouh là là, ça grimpe ici. Ce n'est pas Limoges, mais il faut les traîner, ces quinze kilos. J'arrive enfin, je me pose. Un bol de ramen, des discussions qui naissent, mais rien de très long ; malgré ma montre qui indique 19h00, pour moi, il est quatre heures du matin. Malgré le jour, le beau temps et le Soleil bien présent, j'ai envie de dormir. Allez, un tour à la plage ! Du sable, la mer, une autre langue de terre en face, et partout, des arbres, surtout des sapins. Le Soleil est encore haut dans le ciel, il est 19h30. J'en ai assez, je ne tiens plus debout, je vais me coucher.
... làlilàlilàlilàlilà ...
Cinq heures du matin, je me réveille. C'est parfait, il faut que j'en profite ! Après avoir mis un peu de temps pour émerger, je me chausse et pars à la découverte du grand parc à côté de l'endroit où je dors. Enfin, parc... plutôt une petite forêt urbaine. Tout comme les immeubles ici, les arbres atteignent une hauteur qui peut causer des torticolis. Il paraît que les plus hauts avoisinent les soixante-dix mètres. En effet, j'ai vraiment l'impression de m'enfoncer dans la forêt, mais il fait bien jour et je sais où je vais ! Un peu plus tard, j'aperçois un pont suspendu, et une file ininterrompue de voitures passe dessus, surtout dans un sens, vers la ville. En bas, un bras de mer, et en face, encore une langue de terre, des immeubles, des maisons, et probablement plus de sapins que je n'en ai jamais vu. Continuons... au fait, je ne vous ai pas dit, mais ici, les écureuils sont noirs. Enfin, non, ceux-là sont noirs. Bon, en vérité, seulement ce côté-là de celui-là et l'autre côté de celui-ci...
Il est presque neuf heures du matin. J'ai faim, et mon téléphone me sert à écrire à des gens pour qui il est dix huit heures. Complètement délirant...